Emile Gloanec
( Saint-Servan, 19 septembre 1860 - Saint-Pierre, 21 novembre 1946)
La rue Gloanec vue depuis la rue Me Georges Lefèvre.
A gauche, le collège Saint-Christophe; à droite, la propriété Gloanec
(Cliché de l'auteur, 12 novembre 2021)
Cette biographie pourrait être sous-titrée Tel père, tel fils. Les conseillers municipaux de Saint-Pierre ne s'y sont d'ailleurs pas trompés quand, en 1953, ils ont décidé de rebaptiser la rue Delécluse [1] rue Gloanec [2], sans précision de prénom. Ils tenaient à associer ainsi dans leur hommage aussi bien François Louis Gloanec que son fils Émile. Hommage posthume qui venait s'ajouter aux innombrables témoignages de reconnaissance et de gratitude pour les actes de bravoure et de dévouement que l'un et l'autre multiplièrent tout au long de leur existence.
Un peu d'état civil
Emile Jean Marie Gloanec est né le 19 septembre 1860 à Saint-Servan en Ille-et-Vilaine; il est le second d'une fratrie de cinq enfants, dont quatre garçons. Son père, François-Louis Gloanec, était né dans cette même ville le 4 juillet 1831 et y avait épousé, le 10 juin 1857, Marie-Françoise Guillemin. Le grand-père Gloanec, Jean-Marie, pompier dans la Marine, était né à Brest, tout comme son épouse, Jeanne Louise Gilon. Les générations précédentes venaient du sud-est du Finistère ( Kernével, Bannalec).
Mon père ce héros
François-Louis, le père d'Emile, était maître calfat à Saint-Servan. Mais ne gagnant pas suffisamment sa vie, il décida de venir à Saint-Pierre (Saint-Pierre et Miquelon), où il travailla comme maître de graves pour plusieurs maisons: Le Pommelec, Folquet, Demalvilain notamment. Il effectuera de nombreux séjours dans l'archipel entre 1860 et 1880, mais contrairement à son fils Emile, il ne s'y établit pas définitivement et c'est à Saint-Servan, sa ville natale, qu'il s'éteignit, le 16 avril 1893.
A Saint-Pierre comme dans sa Bretagne natale, François-Louis va s'illustrer pendant plusieurs décennies par son courage et sauver d'une mort certaine, au péril de sa propre vie et de sa santé, de nombreuses personnes. Ses actes de bravoure, commencés par un sauvetage en 1847 se poursuivirent jusqu'en 1887, année de l'incendie des ateliers Lhote et Plisson de Saint-Servan. [3]
Dans l'archipel, François-Louis Gloanec va notamment s'illustrer lors du terrible incendie qui détruisit, dans la nuit du 16 au 17 septembre 1867, un tiers de la ville de Saint-Pierre, qui se relevait à peine du précédent sinistre du 5 novembre 1865. La conduite de François Gloanec, gravement blessé, lui valut sa première médaille de sauveteur.
Puis ce fut, dans la nuit du 12 juin 1874, le naufrage du Louise, drossé à la côte par la tempête, dont il sauva l'équipage et la cargaison. En 1873, il reçoit un premier témoignage de satisfaction "pour s'être jeté à la mer le 19 juin 1873 afin de porter secours à un gravier, le nommé Burlot, tombé à l'eau, en attachant la bosse d'un chaland." [4] Et quand il rentre en France, en 1875, un incendie se déclare à bord du trois-mâts Hortense à bord duquel il avait embarqué. Il prendra la tête des opérations et parviendra à maîtriser l'incendie au prix de sérieuses brûlures.
En 1879, de retour dans l'archipel, toujours après un incendie dans la nuit du 15 au 16 août 1879, il dut être hospitalisé pour de graves brûlures.
Ses nombreux exploits, face aux flots en furie comme aux flammes, lui vaudront une multitude de témoignages de reconnaissance et de décorations: cinq médailles d'honneur du département de la Marine et des Colonies (trois en or, deux en argent), quatre témoignages officiels de satisfaction du Ministre, la Médaille de la Reine Victoria, le prix de vertu de la fondation Monthyon, décerné par l'Académie française en 1892, la Légion d'honneur en 1887. La société des Hospitaliers sauveteurs bretons donnera même son nom au canot de sauvetage de Plougasnou .
Ironie du sort, François-Louis sauvera de la mort l'équipage de l'Hortense lors d'une tempête le 12 avril 1877 qui avait jeté à la côte le trois-mâts et le brick Atlas. [5]
Les débuts d'Emile à Saint-Pierre
Emile, quant à lui, est arrivé à Saint-Pierre en 1876, à l'âge de seize ans, en qualité d'employé de la maison de commerce et d'armement Anatole Lemoine de SaintMalo. Il en sera le gérant de 1885 à 1888. Les trois années suivantes, il sera le directeur local de la maison de commerce et d'armement H. Lecharpentier. A partir de 1891, il est établi à Saint-Pierre comme commerçant à son compte.
Emile convole
Le 6 septembre 1887, Emile épouse Marie Augustine Pinson, née à l'Île aux Chiens le 26 mai 1869. Elle est la fille d'Auguste Pinson, né dans la Manche le 24 juin 1846, et de Emilie Joséphine Ledinot, qui a vu le jour à Saint-Pierre le 6 septembre 1845. Auguste Pinson est secrétaire de mairie et son épouse, institutrice, dirigera l'asile de l'Île aux Chiens puis l'école maternelle. De leur union naîtront quatre enfants: les trois premiers à l'Ile aux Chiens ( Marie Emilie, en 1888, Eugène, décédé du croup à 17 mois, et Jeanne Joséphine, en 1892 ) et Madeleine, en 1902, à Saint-Pierre.
Au tournant du siècle, la famille Gloanec vint s'établir à Saint-Pierre, où Émile fit l'acquisition d'une propriété à l'angle des rues Bisson et Délécluse. [6]
C'est là que naîtra la cadette, Madeleine.
Cette demeure abritera par la suite le commerce Gloanec, où l'on pouvait trouver des produits d'épicerie, des vêtements et les fameuses "caniques" auxquelles le nom d'Émile Gloanec fut très souvent associé. Ses adversaires politiques y furent sans doute pour beaucoup, dans la mesure où ils ne manquaient jamais une occasion de lui dire d'aller vendre ses caniques et ses toupies et de laisser à d'autres le soin de gérer les affaires publiques. [7]
Sur la photographie ci-dessus, datant du tournant des années 1950,
on aperçoit la maison Gloanec, avec l'entrée du magasin en angle. [8]
Le premier édile
C'est le sort de toutes les figures publiques d'être exposées à la critique. Et précisément, dès 1900, Emile Gloanec va consacrer une bonne partie de son temps et de son énergie à la "chose publique". Élu conseiller municipal pour la première fois le 13 mai 1900, il est réélu le 1er mai 1904 et siège comme adjoint au maire jusqu'à la dissolution du conseil municipal le 1er mars 1905. Réélu le 21 décembre 1919, il devient maire le 7 janvier 1924 lors des élections déclenchées par la démission du maire François Planté, mis en minorité. Cette année-là, les premières canalisations d'égout en béton sont mises en place rue Sadi-Carnot (actuelle rue Amiral Muselier), en remplacement de celles en bois.
En octobre 1924, l'ensemble des corps élus de Saint-Pierre démissionnent. A l'issue des élections municipales qui ont lieu le 7 décembre, Emile Gloanec est reconduit dans ses fonctions de maire. Ce sera à nouveau le cas les 20 mai 1925, 22 mai 1929 et 5 août 1935. Ce dernier mandat prendra fin le 18 juillet 1936 avec la suppression des communes, qui ne seront rétablies qu'en 1945.
Ce fut l'époque des grands travaux (asphaltage des routes, dragage du Barachois, réfection de la digue aux Moules, construction de cales et de quais, de réservoirs d'eau potable), financés par les seules ressources du territoire alimentées par le Pactole "ce fleuve [qui] traverse actuellement la petite colonie de Saint-Pierre et Miquelon. Ses eaux, baptisées whisky, cognac, champagne, mises en bouteilles, inondent l'Amérique sèche. Cinq cent mille caisses sont parties l'an dernier. Le budget local se boucle avec douze millions d'excédent; le commerce général atteint, pour les neuf premiers mois de 1923, le chiffre de 176 millions; il est entré plus de mille navires dans le port."[9]
Le maire de Saint-Pierre accueille le ministre des Colonies,
Pierre-Etienne Flandin lors de son escale le 23 août 1934 [10]
7 septembre 1939: Obsèques de Fred Murphy, chef mécanicien de l'Astrid
Émile Gloanec, à l'extrême gauche, suivi du commandant de la Ville d'Ys [11]
Par ailleurs, le 7 juin 1903, il est élu membre de la Chambre de commerce pour un premier mandat de six ans renouvelé aux élections du 13 juin 1909. A deux reprises, de 1910 à 1913 et en 1919-1921, il en sera le Président. Ce n'est qu'en 1930 qu'il quittera, volontairement, la Chambre de commerce.
Comme si cela ne suffisait pas, on retrouve Émile Gloanec au Conseil d'administration de la Colonie de 1920 à 1923 en sa qualité de Président de la Chambre de commerce. puis comme membre élu de 1923 à 1926. De 1904 à 1924, il siège sans interruption à la Commission administrative du Bureau de bienfaisance, dont il prit la présidence le 7 janvier 1924. Il fut aussi membre du bureau de la Caisse d'Épargne sans discontinuer de 1900 à 1924 , année où il en prit la présidence. Chacun pourra se faire une idée de son activité débordante en consultant la table nominative du Bulletin Officiel de Saint-Pierre et Miquelon sur le site du Musée de l'Arche à l'adresse ci-dessous:
https://www.arche-musee-et-archives.net/fr/89-table-nominative-bo-spm.html
En lui accordant ses suffrages à plusieurs reprises, la population avait reconnu les qualités d'Émile Gloanec. Reconnaissance partagée par l'État, puisqu'un décret en date du 11 août 1930 du ministère des Colonies le nommait chevalier dans l'Ordre de la Légion d'honneur. C'est Henri Sautot, gouverneur par intérim, qui le reçut, ainsi que le pilote Pierre Gervain, dans l'ordre national, le samedi 27 octobre de la même année dans le salon de l'hôtel du gouvernement. Émile Gloanec avait soixante-dix ans révolus. [12]
Émile Gloanec, ceint de son écharpe de maire de Saint-Pierre
et arborant la Légion d'honneur
La retraite
Dès lors, il va se retirer progressivement de la vie politique pour jouir d'une retraite amplement méritée, même si, durant la Seconde Guerre mondiale, partisan de la France Libre, on le retrouva au Conseil d'administration de la Colonie présidé par Alain Savary, [13]
Cimetière de Saint-Pierre Cliché de l'auteur (4 novembre 2021)
Emile Gloanec s'est éteint à son domicile le 21 novembre 1946, suivant de treize jours dans la mort Marie Pinson, sa compagne de 59 ans de vie commune. Ils reposent tous deux dans le cimetière de Saint-Pierre.
La rue Gloanec, ex rue Delécluse, reliait à l'origine la rue Truguet (rue Abbé Pierre Gervain aujourd'hui), à la place du Réservoir. Avec la construction de l'école maternelle de l'Île aux enfants, elle fut scindée en deux et la partie nord-ouest fut débaptisée en avril 1979 pour prendre le nom de rue Eugène Grimaux. En honorant la mémoire de la famille Gloanec, le Conseil municipal de Saint-Pierre répondait favorablement à une demande émanant de Francis Gloanec, neveu d'Émile et petit-fils de François Louis Gloanec en sa séance d 23 mai 1953.
Et la belle histoire des Gloanec avec l'archipel se poursuit
En juillet 2018, trois générations de Gloanec faisaient escale dans le port de Saint-Pierre: Charles, natif de Saint-Brieuc, arrière-arrière petit-fils de Yves Charles Gloanec (1823-1888), frère de François Louis Gloanec; son fils, Antoine, chirurgien-dentiste à Lamballe et son petit-fils, Max. En provenance de Halifax, ils reprirent ensuite la mer pour rejoindre la Bretagne. 5 juillet 2018:
L'Ocean Dentiste fait escale à Saint-Pierre.
De gauche à droite: Chloé Gautier, Charles Gloanec, Antoine Gloanec et Max Gloanec. [14]
(Cliché de l'auteur)
Les mêmes devant la maison des Gloanec.
(Avec l'aimable autorisation de Charles Gloanec)
La rue Gloanec depuis la rue Abbé Pierre Gervain.
A gauche, le Service des Affaires maritimes
(Cliché de l'auteur, 12 novembre 2021)
Michel Le Carduner
Décembre 2021
Notes
[1] Joseph Marie Fidèle Délécluse, capitaine de corvette de première classe en retraite, gouverna la colonie du 3 juillet 1845 au 13 octobre 1849. La rue portant son nom reliait la rue Truguet (communément appelée route du Cap, aujourd'hui rue Abbé Pierre Gervain), à la place du Réservoir, devant l'étang du Pain de Sucre. Elle longeait notamment la place de la Liberté (actuelle place Richard Briand) et la place Amiral Courbet. Elle s'interrompt aujourd'hui devant l'école de l'Île aux enfants, construite sur l'emplacement de cette dernière. Cette place a accueilli aussi la patinoire de l'USSEM et c'est aussi sur la place Courbet que fut exécuté Joseph Auguste Néel, le 24 août 1889 (Rodrigue Girardin, Crimes et délits à Saint-Pierre et Miquelon, Éditions Azimut975, 2015, pp. 95-125)
[2] Arrêté n° 419 du 26 août 1953 faisant suite à la délibération du Conseil municipal du 23 mai 1953.
[3] Lettre de Francis Gloanec, neveu d'Émile Gloanec, adressée au maire de Saint-Pierre le 30 mars 1953.
[4] Feuille Officielle, 3 juillet 1873,page 2.
[5] "Coup de vent d'Est. Les trois-mâts Hortense, Duguay-Trouin font côte, le premier dans le Barachois, le deuxième sur l'Île [au] Massacre. Le brick Atlas et le brick-goélette Aigle, également à la côte perdent 4 hommes qui disparaissent sous les yeux de leurs camarades au moment où ils abandonnaient leurs navires pour gagner la terre." E. Sasco, J. Lehuenen, Éphémérides de Saint-Pierre et Miquelon, Saint-Pierre, Imprimerie du Gouvernement, 1970.
Sur le naufrage du trois-mâts Hortense, voir aussi Thérèse Claireaux-Gervain,14 naufrages à Saint-Pierre et Miquelon, Éditions Yellow Concept, 2021, pp. 46-56.
[6] Respectivement rues Maître Georges Lefèvre et Gloanec aujourd'hui. Le 6 novembre 1827, lors de la guerre d'indépendance de la Grèce, plutôt que de se rendre, Hippolyte Magloire Bisson se saborda en faisant sauter le navire dont il avait le commandement, le Panayotis. Joseph Marie Fidèle Délécluse, capitaine de corvette de première classe à la retraite, gouverna la colonie de Saint-Pierre et Miquelon du 3 juillet 1845 au 13 octobre 1849.
[7] " Cet être est capable de tout, il faut qu'il retourne à ses toupies, à ses caniques, à ses boules puantes." La Vigie, 4 janvier 1918, page 3. Dans cet article intitulé Gloanec Traitre Judas et consacré à l'adjudication du service postal de la colonie, Émile Gloanec, alors Président de la Chambre de commerce, est accusé d'avoir voulu vendre la colonie aux Anglais; il y est qualifié de fourbe, de traitre, d'immonde, de vendu.
[8] Source: Publication Nathalie Paturel Retrouver tous documents sur Saint-Pierre et Miquelon 15 juin 2015. [9] Le Journal des Débats du 5 janvier 1924 cité dans Le Foyer paroissial N° 2 de février 1924, page 24.
[10] Source: Deb Reardon, Retrouver tous documents sur Saint-Pierre et Miquelon, 24 mars 2016.
" Arrivée du paquebot Champlain ayant à son bord M. Pierre-Étienne Flandin, Ministre des Colonies, M. Gasnier-Duparc, Sénateur-Maire de Saint-Malo, M. Delmas, Maire de La Rochelle. Le Ministre descend à terre et prononce un discours. Le Maire M. Gloanec lui donne la réponse. Le Ministre et sa suite regagnent le Champlain qui repart à 19 heures." É. Sasco, J. Lehuenen, Éphémérides des Îles Saint-Pierre et Miquelon, Saint-Pierre, Imprimerie du Gouvernement, 1970. Le ministre fait route vers New York pour participer aux célébrations du 400e anniversaire du voyage de Jacques Cartier.
11] Source: Collection Anita Lafargue, Retrouver tous documents sur Saint-Pierre et Miquelon, 4 janvier 2016. " A la suite de la nouvelle de la déclaration de guerre, l'aviso Ville d'Ys entre d'urgence venant de Saint-Jean de Terre-Neuve. Dans la nuit, rencontre avec une vedette canadienne. A la suite d'une méprise tragique, l'aviso tire au canon et à la mitrailleuse sur la vedette. Le chef-mécanicien est tué d'une balle dans la tête." É. Sasco, J. Lehuenen, Éphémérides des Îles Saint-Pierre et Miquelon, Saint-Pierre, Imprimerie du Gouvernement, 1970.
[12] Bulletin Officiel de Saint-Pierre et Miquelon, N° 21, jeudi 30 octobre 1930, Partie non officielle, pp. 183-187. [13] Douglas G. Anglin, The St Pierre and Miquelon Affaire of 1941. A study in diplomacy in the North Atlantic Quadrangle, Toronto, Toronto University Press, 1966, page 119.
[14] Pour suivre l'aventure de l'Océan Dentiste, rendez-vous sur le site www.ocean-dentiste.com
Sources complémentaires:
Un livret de Caisse d'Épargne de 100 francs au maître calfat servannais François-Louis Gloanec, Ouest-France, 17 mars 1953.
Michel Le Carduner, Rue Gloanec, L'Écho des caps, juin 1984, pp. 19-21.
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