Rue du Petit chemin de fer
Cliché de l'auteur
La France a, on le sait, délaissé depuis des décennies le transport de marchandises par le rail au profit de la route. L'archipel a, lui aussi, privilégié cette option. Chacun aura pu constater, il y a quelques mois de cela, les rotations de semi-remorques transportant d'énormes blocs de pierre destinés à renforcer les digues du port. Eh bien, si l'on se reporte un petit siècle en arrière, autre période où le port fit l'objet d'importants travaux de rénovation, c'est un autre choix qui fut fait. De cette période, il reste quelques discrètes traces dans l'Archipel, dont une rue du Petit chemin de fer à Saint-Pierre [1]
La Decauville place de la Roncière
Source : Collection Jean Busnot
Car il y eut bel et bien à Saint-Pierre un chemin de fer. A preuve la description qu'en fait Raymond Girardin dans son recueil de souvenirs Au temps du pipette, fidèle reflet du souvenir qu'en ont gardé les gens de sa génération.[2] Les enfants dont les parents petits pêcheurs déménageaient chaque printemps à la Pointe à Bertrand ou l'anse à l'Allumette profitaient volontiers de l'aubaine pour se rendre sans effort à l'école ou en revenir. Autre preuve irréfutable, les photographies des locomotives. Et dans Le Foyer paroissial de mai 1925, on peut lire ceci : « Les Saint-Pierrais qui n'ont jamais quitté leur pays peuvent admirer un chemin de fer sur route et deux locomotives faisant la navette entre le quai de la Roncière et l'anse à Ravenel...» [3]
Mais qu'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agissait pas d'un train de voyageurs. L'installation et l'exploitation d'une ligne de chemin de fer à Saint-Pierre au milieu des années 20 ont été rendues nécessaires par les importants travaux d'amélioration du port de Saint-Pierre entrepris à l'époque. En 1919, on avait déjà envisagé de relier la ville de Saint-Pierre au Frigorifique par un petit chemin de fer côtier à voie de 0,60 m qui aurait emprunté la route du cap à l'Aigle, mais ce projet fut abandonné, car la construction et l'exploitation de la plate-forme auraient été trop coûteuses pour un emploi très peu fréquent. [4]
L'Archipel connaît alors, la Prohibition aidant, une ère de prospérité exceptionnelle. Le trafic du port est intense. Il a décuplé en 1923. L'année suivante, les recettes de la colonie s'élèvent à plus du triple des dépenses. [5]
Or les quais, les cales et les plans inclinés sont presque tous dans un état déplorable. En 1916 déjà, MM. Dupont et Leban, respectivement président et vice-président de la Chambre de commerce, déclarent dans un rapport à l'Administration : « La ville, les quais et cales, les rues sont dans un état de délabrement complet La digue est à refaire. » [6] La digue en question, c'est celle de l'île aux Moules, dont la construction remonte aux années 1890. La presque totalité des militaires du détachement des disciplinaires y avait été employée. Mais dès 1900, cette digue donne des signes de fatigue et des travaux seront effectués, sans que pour autant la digue soit véritablement achevée. Au début de 1920, l'ingénieur Paul Adam écrit à son sujet : « Pour une longueur totale de 440 mètres, la partie haute a fini par être emportée sur 210 mètre environ, jusqu'à présenter aujourd'hui trois grandes brèches dont la profondeur atteint 1 m 80. » [7]
Des travaux d'amélioration du port sont mis en adjudication au printemps de 1924. Outre le dragage de 91 000 m 3 de vase et le dérochement de 6 800 m 3, ces travaux prévoient l'achèvement de la digue de l'île aux Moules (enrochement et confection de 6 000 m 3 de maçonnerie et béton de ciment pour blocs artificiels, plate-forme, mur de garde) et la reconstruction du quai de la Douane.
La soumission de la Société Générale d'Entreprises, est retenue. La SGE, qui donnera naissance à Vinci, avait été créée en 1899 par Louis Loucheur et un ami de Polytechnique, Alexandre Giros. Industriel, Louis Loucheur fut aussi de nombreuses fois ministre dans différents gouvernements entre 1917 et 1931.
L'ampleur des travaux oblige la SGE à faire appel à des travailleurs extérieurs à l'Archipel. C'est ainsi qu'à chaque début de campagne arrivait un certain nombre de « travailleurs immigrés ». Ainsi, le 28 avril 1925, le vapeur Mulhouse, propriété de La Morue Française, arrive de Saint-Malo avec une soixantaine d'ouvriers à son bord, italiens pour la plupart ; ou encore le 22 mai 1926, le vapeur Celte, appartenant lui aussi à La Morue Française, amène à Saint-Pierre de nouvelles équipes de travailleurs. Le même Celte apportera l'année suivante une quarantaine d'ouvriers. Un contingent de 37 Italiens repartit encore le 4 décembre 1930.
On trouve dans les archives locales des échanges entre la Gendarmerie, la CGE et le Gouverneur. L'administration, tout en reconnaissant que « le maintien de main d'oeuvre étrangère à Saint-Pierre [était] nécessaire » [8] considérait en effet que les ouvriers restaient tout le temps de leur séjour dans l'archipel sous la responsabilité de l'entreprise qui les avait embauchés et fait venir dans l'archipel. Elle craignait en outre que certains n'en profitent pour gagner le continent proche pour y émigrer.
Courrier de la Société Générale d'Entreprises au Gouverneur montrant
qu'elle était tenue responsable des ouvriers étrangers qu'elle employait.
Source : Archives locales
La Société établit ses bureaux et ses ateliers dans l'ancienne forge de François Thélot, quai de La Roncière, près de la forge Lescamela, le « Cercle Thélot », où logeaient les ouvriers spécialisés (plongeurs, mécaniciens, forgerons). Les logements communiquaient avec la forge. [9]
Le cercle Thélot
mis en vente en 1924 à la suite de la faillite de
la Société Française des Pêcheries à Vapeur
Devant la Bascule (poids public) aboutissait la ligne de chemin de fer qui partait du cap Noir, où était extraite, dans la « carrière des Italiens » (aujourd'hui la décharge municipale), la roche nécessaire au renforcement de la digue aux Moules et des quais. A hauteur du pont Boulot, un embranchement permettait de se rendre jusqu'à l'anse à Ravenel pour y puiser sable et galets. Deux locomotives tirant des wagons-bennes à bascule faisaient ainsi la navette entre le quai de La Roncière et l'anse à Ravenel ou le cap Noir.
Au fond la Bascule [10]
Un groupe de travailleurs italiens
(allongé, à gauche de la pancarte, Jean Garzoni
(Prêt Mimie Garzoni)
Les ouvriers, quant à eux, qui furent jusqu'à 80, logeaient à proximité de l'étang Gautier, lieu de patinage autrefois, aujourd'hui comblé, dont ils utilisaient l'eau, dans un bâtiment qu'ils avaient construit. [11]
Sur la carte-postale ci-dessus, on aperçoit, au premier plan,
la ligne de chemin de fer se rendant à l'anse à Ravenel
Les travaux, débutés en 1925, seront achevés en 1930. La digue aux Moules sera achevée à l'automne 1927, le quai de la Douane un an plus tard. L'approfondissement de la passe et du port s'effectuera en 1929 et 1930.
Le Barachois à la fin des années 20
(On aperçoit, au fond, une drague et une grue)
(Prêt Bernard de Lizarraga)
A l'issue des travaux, la plupart des Italiens reprirent le bateau pour l'Europe ou le Canada. Quatre – Jean Garzoni, Ambroise Marius Alzetta, Francesco Antonio Tonussi et Nicodème Zangari – resteront à Saint-Pierre. Tous seront naturalisés français. Trois d'entre eux épouseront des Saint-Pierraises.
Nicodème Zangari, qui avait épousé Elizabeth Catalano, originaire du même village de Mammola, en Calabre, eut deux enfants à Saint-Pierre: Noël Antoine, en 1925, et Assunta, en 1927.
Ambroise Marius Alzetta, selon les sources forgeron, mécanicien ou ouvrier chaudronnier, est né à Guanzate, dans la province de Côme en Lombardie le 19 janvier 1903. Quand il est recruté par la C.G.E., il réside à Corbehem dans le Pas de Calais. [12] Il va épouser à Saint-Pierre, le 28 avril 1928, Paulette Marie Alberte Guibert, alors âgée de 17 ans. Le mariage fut de courte durée, puisque leur divorce fut prononcé le 3 juin 1931. Ils eurent deux enfants: Gustave Paul Louis en 1929 et Irène Emilie Andrée l'année suivante. Cette dernière se mariera à Montréal en 1952.
Jean Garzoni est né le 10 juin 1904 à Tricesimo dans le nord-est de l'Italie. Forgeron de métier, il épouse, le 13 décembre 1927, Solange Paule Marie Lévêque, née à Saint-Pierre le 26 juin 1907. Ils eurent deux enfants, Paule Marie Garzoni, née le 23 juillet 1926, et Jean Joseph Ambroise Garzoni, né le 28 avril 1928 et marié le 26 août 1953 à Marie Thérèse Etiennette Rebmann. Ce dernier décédera à Saint-Pierre le 2 juin 1976. Jean Garzoni eut un destin tragique, puisqu'il meurt le 4 avril 1929 à 24 ans. Sa veuve se remariera, en 1942, avec un autre Italien, Giacomo Stefani, mécanicien né à Prato Carnico, dans la province d'Udine également. Ensemble, ils auront deux filles: Sylvia, née en 1943 et mariée dans l'Allier, Nadia, en 1946, mariée à Saint-Pierre avec Bernard Grégoire de Lizarraga. Jean Joseph Ambroise Garzoni et Marie-Thérèse Etiennette Rebmann ont eu 7 enfants, bien connus dans l'archipel.
Francesco Antonio Tonussi, naturalisé français le 17 octobre 1931, était né à Venzone, dans la province d'Udine au nord-est de l'Italie, le 18 décembre 1906. Maçon de profession, il épouse, en 1930, Henriette Marguerite Olivier, native de Saint-Pierre. Ils auront cinq enfants, dont Jean Henry (1930), qui se mariera à Montréal en 1969, et Marie-Claude (1940), l'épouse de Guy Simon. Ils auront le malheur de perdre deux enfants en bas âge. C'est à Jean Tonussi que l'on doit l'entourage en pierre de la résidence préfectorale, parachevant les travaux de rénovation complète de l'édifice.
Décret de naturalisation d'Ambroise Alzetta [13]
(Recueil des actes administratifs)
A ces quelques noms, on peut ajouter celui de Elie Antoine Riccardo Roncaglia, mécanicien, né à Mirandola, qui épousa Augustine Georgina Frioult. Ils eurent un fils, Georges Louis Elie en 1929, qui se mariera en 1955 à Rodez dans l'Aveyron. Également Guiseppe Zatti , maçon, célibataire, qui meurt à Saint-Pierre en 1926.
Une partie des rails a été réutilisée à Langlade,
notamment à l'anse aux Soldats pour le travail du capelan
(Collection Jean-Pierre Poirier, )
Les travaux achevés, les locomotives ont repris le chemin de la Métropole. Quant aux rails et aux wagonnets, ils ont connu une seconde vie. Une partie des rails a été utilisée dans certaines maisons pour servir d'hiloires [14] ; d'autres sections ont été remontées à l'anse aux Soldats (voir photographie ci-dessus), où l'on travaillait le capelan, à Pointe Plate, pour faciliter le transport des marchandises pour les gardiens du phare, sur le Grand Colombier, au Petit Barachois, où se trouvait une briqueterie, ou encore à Saint-Pierre pour le séchoir de François Monier.
Pointe Plate
(Retrouver tous documents sur Saint-Pierre et Miquelon
Publication Marco Harnett, 3 novembre 2016)
5 mai 2010
Michel Le Carduner [15]
février 2022
Notes
[1] Arrêté municipal du 12 avril 1979: "La voie prenant naissance au carrefour situé au Sud du Centre Culturel et longeant l'étang Boulot au sud-est pour aboutir route de la Quarantaine portera le nom de "Rue du Petit chemin de fer". Démarrant au rond-point François-René de Chateaubriand, elle longe l'étang Boulot avant d'obliquer au sud pour rejoindre la route de La Pérouse.
[2] Raymond Girardin, Au temps du pipette, Niort, Editions Imbert-Nicolas, juin 1985, pp. 42-43,
[3] Le Foyer paroissial, 2ème année, No 17, mai 1925, p. 80. Voir aussi No 36 de décembre 1926-janvier 1927.
[4] Rapport de l'ingénieur Paul Adam sur l'amélioration du port de pêche de Saint-Pierre adressé au Commissaire aux transports maritimes et à la Marine marchande, 30 janvier 1920, Archives locales.
[5] Allocution du Gouverneur E. Bensch à l'occasion de l'installation de la Chambre de commerce, d'industrie et de pêche, 16 février 1925. Archives locales.
[6] Rapport du 4 novembre 1916. Archives locales.
[7] Paul Adam, op. cit.
[8] Lettre du M.d.L chef de gendarmerie Emin au Gouverneur, 21 novembre 1928, Archives locales
[9] Entretien avec Jean Busnot, 5 février 1986.
[10] Coll. Rolande Saraçola Vigile, Publication 1er avril 2015 Retrouver tous documents sur Saint-Pierre et Miquelon, .
[11] Entretien avec Jean Busnot, 5 février 1986.
[12] Registre des changements de domicile, 15 juin 1928, Mairie de Saint-Pierre.
[13] L'État et vous, No 54, avril 2012.
[14] "Poutre utilisée dans la construction des maisons. Emploi particulier d'un mot qui n'est pas attesté ailleurs que dans la construction des bateaux." Source: Patrice Brasseur, Jean-Paul Chauveau, Dictionnaire des régionalismes de Saint-Pierre et Miquelon, Tübigen: Nemeyer, 1990, page 394.
Marc Dérible, C'est par chez qui?, Rues, routes, places, coulines... de Saint-Pierre et Miquelon, Saint-Pierre: Éditions Azimut 975, 2011, p. 105.
[15] Première parution dans L'Echo des caps, Semaine du 11 au 18 mai 1990. Supplément 1 à 3.
N.B. On pourra trouver sur la page Facebook du groupe de partage Retrouver tous documents sur Saint-Pierre et Miquelon de nombreux documents et témoignages sur le "train des Italiens"
La lecture des Échos du mois du Foyer paroissial pour les années concernées viendra compléter leur lecture (https://www.arche-musee-et-archives.net/fr/71-presse-locale.html#c2/2) ainsi que la lecture de l'article de Wikipédia consacré à Paul Decauville.