vendredi 2 avril 2021

François-Eugène Bergé

(Toulouse, 5 mai 1869 - Lorgues, 3 octobre 1948) 


Frère Eugène Bergé (1)

Collection Société de Secours et des Oeuvres de Mer


Quand, en 1996, la municipalité de Saint-Pierre donnait le nom de Frère Berger à une rue du lotissement Briand, (2) elle honorait l'engagement d'un prêtre, et de son ordre, les Assomptionnistes, au service des pêcheurs de la grande pêche. Au-delà de sa personne, c'est aussi l'histoire de la Maison de famille de Saint-Pierre, qu'il contribua à fonder et animer, qui sera rappelée dans cette chronique, ainsi que celle de la Société des Oeuvres de Mer.


La rue du Frère Berger 
Cliché de l’auteur ( 9 avril 2021)


François-Eugène Bergé est né le 5 mai 1869 à Toulouse. Il y fait ses études au collège Saint-Joseph, un établissement catholique d'enseignement fondé en 1840 par les Frères des Écoles Chrétiennes. C'est au noviciat assomptionniste de Livry (Livry-Gargan, Seine-Saint-Denis) qu'il prend l'habit le 23 mars 1894.

En décembre de la même année, le Supérieur général des Augustins de l'Assomption, le Père Picard, réunissait à Paris des armateurs, des syndicalistes, des journalistes et des officiers de marine. Il s'agissait de venir en aide aux 15 000 marins français qui allaient, six mois chaque année, pratiquer le "grand métier" en Islande ou sur les bancs de Terre-Neuve, dans des conditions de travail et sanitaires déplorables.  La Société des Oeuvres de Mer allait naître de leur réflexion, avec pour mission de "porter secours matériels, médicaux, moraux, religieux, aux marins de la grande pêche".

L'année suivante, le père Bergé, qui a été envoyé à Bordeaux, plaque tournante de l'économie mondiale de la morue, est rapidement affecté aux Oeuvres de Mer. C'est ainsi qu'en 1896, il découvre, en compagnie du Père Yves Hamon, le célèbre Recteur d'Islande, dont c'est la seconde campagne de Terre-Neuve, Saint-Pierre et Miquelon, où ils vont ouvrir une Maison de famille et un dispensaire, sur le modèle des Sailors' houses, récemment créées par les protestants britanniques. Le succès fut immédiat. Les marins venaient se faire soigner, trouver du réconfort, mais aussi une aide pour écrire leur correspondance. 

         L'ouverture de la Maison de famille à Saint-Pierre constitua le premier acte concret de la Société des Oeuvres de Mer. Hébergée dans le Pensionnat ouvert en 1859 et alors inoccupé, ses salles durent être agrandies dès l'année suivante, pour faire face à l'affluence. Ainsi, en 1897, durant la période d'ouverture, soit du 4 avril au 20 octobre, la Maison de famille a accueilli un total de 39 500 visiteurs, soit près de 200 par jour. (3)


 L'équipage du Saint-Pierre II en 1897 

Collection Société de Secours et des Oeuvres de Mer


Une nouvelle étape fut franchie en 1896 avec l'armement d'un premier navire-hôpital, le Saint-Pierre I, une goélette de pêche transformée pour les besoins de sa nouvelle mission : en lieu et place de la cale à poisson, une salle d'hôpital, où était installé un autel pour les messes quotidiennes, une infirmerie, le carré de l'état-major, les chambres du docteur et de l'aumônier. Parti de Saint-Malo le 20 avril 1896, il devait malheureusement faire naufrage au Cap Sainte-Mary, sur la côte sud de Terre-Neuve, le 30 mai. L'équipage put toutefois rejoindre le rivage. Dès l'année suivante, le 18 mars 1897,  le Saint-Pierre II sortait du chantier Gautier à Saint-Servan. Il sera, avec le Saint-Paul, construit la même année, le dernier des navires-hôpitaux à voile.  Après plusieurs campagnes, il sera revendu à un armateur de Saint-Pierre en 1905. Cinq autres navires-hôpitaux suivront jusqu'en 1939.

Durant ces toutes premières années d'existence des navires-hôpitaux de la Société des Oeuvres de Mer, c'est près d'un millier de navires qui furent assistés en mer, des centaines de journées d'hospitalisation comptabilisées, des milliers de lettres qui furent distribuées. L'aumônier se faisait tantôt confident, tantôt facteur des bancs.


Frère Eugène Bergé au tri du courrier

devant la Maison des Oeuvres de Mer de Saint-Pierre

Collection Société de Secours et des Oeuvres de Mer


Le  guichet, délivrance du courrier à la Maison des Oeuvres de Mer

 de Saint-Pierre (vers 1910) (5)

Collection Société de Secours et des Oeuvres de Mer

                Le 25 mars 1897, François-Eugène Bergé prononçait ses premiers voeux et devenait le Frère Eugène. Il fera sa profession solennelle six ans plus tard jour pour jour.

Il effectuera ainsi une trentaine de campagnes, prenant la mer chaque année pour se rendre à la Maison de famille de Saint-Pierre sur les mêmes navires qui amenaient les marins armant les goélettes de la colonie et les employés à terre des armateurs. A l'actif du Frère Eugène, pour les 26 premières années, 414 naufragés rescapés, 1582 malades hospitalisés, 23 686 journées de soins, 3333 dons de médicaments, 620 218 lettres reçues ou transmises.

Pendant la Première Guerre mondiale, les navires des Oeuvres de Mer furent réquisitionnés. La Sainte Jehanne, lancée le 2 mars 1914 aux Ateliers et Chantiers de Bretagne à Nantes, eut tout juste le temps d'effectuer une courte campagne avant d'être affectée comme bâtiment amiral des patrouilles de défense du secteur atlantique contre les sous-marins. La Notre-Dame de la mer croisa en Méditerranée orientale au sein de la flotte opérationnelle. Les Oeuvres de Mer devront s'en séparer à l'issue du conflit, ne conservant que la Sainte Jehanne, qui retrouva, après travaux, sa mission civile lors de la campagne de 1921 sous le nom de Sainte-Jeanne d'Arc. Le Saint-François d'Assise fut lui aussi réquisitionné en 1914.

Pour se faire une idée précise de la philosophie et de l'apport de la Maison de famille de Saint-Pierre, nous reprenons ci-dessous des extraits du rapport du Frère Eugène, qui en était alors le directeur, publiés dans le Bulletin des Oeuvres de mer pour la campagne 1919 :

"Donner un abri préservatif est déjà chose excellente pour ces centaines d'hommes débarqués quotidiennement et errant à l'aventure, loin de leur famille, de leur pays, du clocher natal. Le cabaret, avec son alcool destructeur de la race, ruine des santés, pourvoyeur de mille misères morales et physiques, guette, attend et attire ceux d'entre eux dont la bourse contient quelques sous, et c'est un malheur pour eux. Mais les autres ? Et alors l'abri ouvert, accueillant sans distinction, aimant surtout les plus déshérités, offre gratuitement tout ce qu'il possède : le nécessaire pour faire la correspondance, des saines et intéressantes  lectures, des journaux locaux et variés, des jeux de toutes sortes, une salle de théâtre et cinéma pour les distraire honnêtement et une petite chapelle où, recueillis et empressés, ils viendront aux jours de repos et surtout le dimanche, près du Dieu de leur baptême, pour reprendre le courage nécessaire pour leurs fatigants travaux à venir."

"... Qu'on ne se lasse pas de poursuivre la lutte sans merci contre l'alcoolisme, terrible fléau, dont les vagues mortelles atteignent trop de victimes dans ce milieu marin. Respect au repos du dimanche dans le port si oublié parfois.

"Demandons plus d'hygiène. Que de marins ne se lavent que lorsqu'ils tombent à l'eau, que d'autres éviteraient bien des misères si on leur fournissait le nécessaire : de l'eau, du savon et une brosse. Et avant toute chose et enfin, que tout soit en sa place normale, que Dieu soit honoré, mieux servi, le reste viendra par surcroît." (6)

Dans le même numéro, il est fait état, pour la campagne 1914, de "la création d'un lavoir à eau chaude permettant aux pêcheurs de laver et de faire sécher leur linge à la maison de famille..." (7) Il faudra toutefois attendre 1923, faute de crédits, pour que les marins puissent y prendre des bains chauds et des douches. (8)

Pêcheurs jouant et écrivant à la Maison

 des Oeuvres de Mer de Saint-Pierre et Miquelon

Collection Société de Secours et des Oeuvres de Mer


Dans le Bulletin des Oeuvres de Mer n° 22, le Frère Eugène Bergé, qui  dirigeait alors la Maison de famille de Saint-Pierre, fournit une description détaillée du vaste bâtiment. Au rez-de-chaussée, la vaste salle des correspondances, où les marins pouvaient retirer leur courrier ; une buvette, où l'on servait du cidre de Normandie et des sirops "inoffensifs, faisant oublier l'affreux alcool qui abêtit et dégrade" ; un bazar à prix modiques en mesure de "gréer, de la tête aux pieds, tout brave marin." A l'étage, on trouve une première pièce dotée d'un billard, d'une bibliothèque et de jeux divers réservée aux patrons et aux capitaines. Vient ensuite l'imprimerie, d'où sort le mensuel Terre-Neuva. (9) Suit un dortoir d'une trentaine de lits pour les marins convalescents ou naufragés. Après quoi on accède à la salle de théâtre, où sont également projetés des films deux fois par semaine et où l'on célèbre la messe.  Dans la cour, qui longeait tout le bâtiment, on pouvait laver son linge à l'eau chaude, jouer au football ou à différent jeux d'extérieur, notamment avec le portique. (10)


Un groupe de marins dans la cour de la Maison 

des Oeuvres de Mer de Saint-Pierre (1912)

Collection Société de Secours et des Oeuvres de Mer 


Une séance de projection à la Maison des Oeuvres de Mer

de Saint-Pierre et Miquelon

Collection Société de Secours et des Oeuvres de Mer 


La Maison de famille de Saint-Pierre

Rue de Paris aujourd'hui, à l'emplacement de la salle de sport de la Mission catholique

Collection Société de Secours et des Oeuvres de Mer


Pêcheurs recevant les journaux à la Maison des Oeuvres de Mer

de Saint-Pierre et Miquelon

Collection Société de Secours et des Oeuvres de Mer


En témoignage de son dévouement, le Frère Eugène fut lauréat du Prix  de  vertu Montyon (11) de l'Académie française en 1921 et, le 17 avril 1922, il fut reçu, à bord du navire-hôpital la Sainte-Jeanne d'Arc, dans l'ordre de la Légion d'honneur, par l'amiral de Gueydon, alors président de la Société des Oeuvres de Mer.


L'amiral Gueydon remet la Légion d'honneur au Frère Eugène 

Collection Société de Secours et des Oeuvres de Mer


A partir de 1927, le Frère Eugène a alors 58 ans, il doit ménager sa santé. Il est dès lors affecté à sa communauté de Bordeaux, où il continue d'oeuvrer pour les marins. C'est ainsi qu'il fonde l'Oeuvre du Livre du marin: il collecte ou achète des livres, crée des bibliothèques sur les bateaux. En 1934, il rejoint Toulon et la Maison de famille fondée à l'image de celle de Saint-Pierre. Elle fermera ses portes en 1972.


L'aumônier des Oeuvres de Mer (1912)

Collection Société de Secours et des Oeuvres de Mer


C'est à contrecoeur que le Frère Eugène rejoignit la maison de repos de l'Ordre, à Lorgues dans le Var, du fait d'une santé chancelante. Il ira même jusqu'à "fuguer" en 1939, reprenant pour un temps du service en cachette de sa hiérarchie. Il sera de retour à Lorgues en octobre 1940. Ayant dû promettre de ne plus s'occuper des marins qui lui étaient si chers, il va dès lors entretenir une abondante correspondance. Ne parlant plus guère et se déplaçant avec difficulté, il s'éteint le 3 octobre 1948. Il sera le premier à être enterré dans la chapelle qui se dresse au milieu de la pinède. 

A l'image des Pères Yves Hamon et Yvon, le frère Eugène Bergé a consacré sa vie aux forçats de l'océan et accompli la mission qui lui était confiée d'alléger les conditions matérielles et morales des marins. Peut-être son dévouement eût-il mérité meilleur hommage que cette modeste voie qui relie la rue Emile Letournel aux rue Déminiac et Père Palussière en arrière du groupe scolaire Henriette Bonin.

Les années 60 et 70 ont vu la plupart des foyers et dispensaires fermer en Métropole: Paimpol en 1961, Le Havre en 1970, Toulon en 1972. Seuls ont survécu les foyers d'Estienne d'Orves à Brest, transformé en maison de retraite pour les anciens marins à la fin des années 1980, mais fermé définitivement en 2012 et le Stella Maris à Saint-Pierre.


Le Stella Maris avant 1970  (12)


             Depuis le milieu des années 1980, des foyers ouvrent à nouveau pour accueillir  les marins du commerce, dont les conditions de vie et de travail n'ont rien à envier aux bagnards de la mer.

                                                Michel Le Carduner

                                                                                                        avril 2021



N.B. Nous tenons ici à adresser nos très vifs remerciements à Mme Elizabeth Conscience, de la Société de Secours et des Oeuvres de Mer, qui a bien voulu effectuer pour nous des recherches dans les archives des Oeuvres et qui nous a fourni la quasi totalité des photographies qui illustrent cette chronique. Nous avons respecté les légendes des photographies de ce fonds.

Notes

(1) On trouve aussi Berger. Nous avons fait le choix de l'orthographe à l'état civil.

(2)  Arrêté n° 119 du 21 août 1996.

(3) Association Pierre Loti à Paimpol : https://aplp22-officiel.fr/index.php/2018/03/21/pere-yves-hamon/

(4) Robert de Loture, Les sept navires-hôpitaux de la Société des Oeuvres de Mer 1896-1939,  Société des Oeuvres de Mer: bulletin annuel 1960.

(5) Collection de la Société des Oeuvres de Mer, carte postale éditée à l'occasion du centenaire    de la Société des Oeuvres de Mer par le Musée des Terre-Neuvas, Fécamp, 1974. Prêt Jean-Louis Légasse.

(6) Bulletin des Oeuvres de Mer, n° 20, 1er janvier 1920, pp.45-46.

(7) ibidem, page 30.

(8)  Bulletin des Oeuvres de Mer, n° 24, 1er janvier 1924, page 17.

(9) On peut consulter Terre-Neuva en ligne sur le site du Musée de l'Arche à l'adresse suivante : https://www.arche-musee-et-archives.net/fr/71-presse-locale.html#c2/9

(10) Bulletin des Oeuvres de Mer, n° 22, 1er janvier 1922, pp. 48-49.

(11) Source:  https://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_Montyon

(12) Photo Javier de Aramburu y sagarzazu publication André Lafargue, Facebook, Retrouver tous documents sur Saint-Pierre et Miquelon, 22 janvier 2017.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

 Rue du Petit chemin de fer  Cliché de l'auteur La France a, on le sait, délaissé depuis des décennies le transport de marchandises...